Essence d’Iva
L’achillée musquée est une plante aromatique odorante, qui pousse surtout dans les Alpes orientales. En romanche, on l’appelle aussi iva. Ses substances amères et les principes actifs de son huile essentielle sont employés depuis des siècles pour lutter contre la perte d’appétit et les troubles gastro-intestinaux.
Remède traditionnel
L’utilisation de l’achillée musquée à des fins curatives est bien antérieure à sa transformation en boisson alcoolisée. Cette plante était récoltée pendant sa floraison, en plein été, puis séchée pour en faire un remède de grand-mère bu en guise de tonique ou appliqué comme lotion sur les blessures, pour soigner les êtres humains et les animaux de rente. En 1768, Albrecht von Haller, un érudit naturaliste bernois, fit état des usages médicinaux de l’achillée musquée. Selon lui, les montagnards l’employaient «comme thé pour exciter la sueur» et, sous sa forme concentrée, contre les malaises, les indigestions, les troubles de l’estomac, les flatulences et les coliques. En outre, en 1782 déjà, un certain père Gujan, des Grisons, évoquait une liqueur spiritueuse et savoureuse à base de cette plante, préparée depuis plusieurs années en Engadine. Par la suite, les confiseurs grisons ont popularisé la liqueur nommée Iva dans leurs cafés et confiseries éparpillés aux quatre coins de l’Europe et au-delà.
Un spécialiste des plantes médicinales
Le plus fervent défenseur des traditions entourant l’Iva fut Samuel Bernhard, un pharmacien engadinois fin connaisseur des plantes médicinales. En 1854, il ouvrit une pharmacie à Samedan et commença à fabriquer cette liqueur aux plantes en 1860, dans son officine d’abord, puis dans une manufacture construite spécialement pour sa production. Il suivait sa propre recette, mais s’inspirait des procédés ancestraux qui consistaient à la macération et à l’extraction des feuilles et fleurs séchées d’achillée musquée.
L’Iva existait sous quatre formes: un bitter et un vin proposés comme remèdes pour stimuler la digestion, renforcer les nerfs et éteindre la fièvre, ainsi que deux liqueurs raffinées destinées à la dégustation. L’étiquette des bouteilles et la publicité dans les journaux montraient une jeune fille charmante à la chevelure fleurie qui cueillait des achillées musquées dans un paysage alpin idyllique. Irrésistible, n’est-ce pas? L’Iva rencontra un succès fulgurant.
Plante des demoiselles sauvages
L’achillée musquée (Achillea erba-rotta subsp. moschata) ressemble à l’achillée millefeuille, plus courante, mais s’est adaptée au milieu alpin en s’apetissant. Elle pousse dans les éboulis et les tapis végétaux clairsemés des sols alpins pauvres en calcaire jusqu’à plus de 3000 m d’altitude. Dans les Grisons, les feuilles sont appelées Wildfräuli-Chrut, c’est-à-dire «plante des demoiselles sauvages», et les fleurs Wildmänn-li-Chrut, «plante des damoiseaux sauvages». En romanche, l’achillée musquée est nommée iva, flur d’iva ou, en Haute-Engadine, plaunta d’iva. En français, elle doit son nom à Achille qui, mortellement blessé au talon, l’utilisa sur les conseils de la déesse Aphrodite pour apaiser ses souffrances.
La manufacture d’Iva à Samedan
L’usine de production d’Iva construite en 1878 par Samuel Bernhard et inaugurée en 1880 fut l’une des premières petites exploitations industrielles du village. Elle se dressait en face de la maison de cure (qui abrite aujourd’hui l’Academia Engiadina). Cet emplacement de choix, à deux pas de l’hôtel de luxe ouvert en 1870, était stratégique. En effet, nombreux étaient les pharmaciens inventifs qui produisaient leurs spécialités spiritueuses à proximité d’hôtels dans différents lieux de cure à l’étranger, car les hôtes constituaient leur clientèle principale. Par la suite, l’usine fit faillite et fut mise en vente en 1908.
Ce qui en advint par la suite est incertain. Selon le registre de vente, la production d’Iva (en tant que marque déposée) changea plusieurs fois de mains, déménagea de Samedan à Coire avant de s’installer à Davos dans une entreprise familiale qui continua à inscrire fidèlement le nom de Bernhard sur les bouteilles, jusqu’à la disparition du breuvage original dans les années 1990. Certes, on produit encore la liqueur Iva, mais toute référence à Samuel Bernhard a désormais définitivement été effacée des étiquettes. Actuellement, de nombreux Engadinois distillent encore de l’Iva pour leur consommation personnelle, chacun (ou presque) ayant sa propre recette.
Auteur Heini Hofmann Photos Tirées du livre Gesundheitsmythos St. Moritz